Ça remonte à tellement longtemps. Memo avait la tête penché par la fenêtre de sa chambre à l'étage de l'immense maison que ses parents venait d'acheter. Ses boucles se balançaient paresseusement, en harmonie complète avec la brise matinale. Le soleil jouait avec les feuilles du chêne et éclairait faiblement le jardin fleuri. Il y avait cette odeur de pain chaud se mêlant maladroitement aux effluves des fleurs du cerisier dans le jardin d'en face. L'entreprise de la famille cherchait des collaborateurs et, fraîchement débarqués de nulle part, une famille disposée à mettre sur le tapis ses billets et les mêler à ceux des Fawkes. La cigarette coincée en les doigts, le père de Memo laissait la cendre s'émietter tout en parlant affaires avec son futur vice-président. À côté, leurs femmes discutaient en gesticulant exagérément. Puis il y avait ce garçon. Gosse de son âge. Turbulent. Agité. Fulgurant et rapide. Il avait cette manie de toujours tirer sur le jupon de sa maman pour l'embêter. Interrompre. Memo observait la scène, personne ne pouvait le voir, il se sentait à l'abri dans sa petite tour. Mais l'éclair bleu capta son regard, le fixa quelques secondes puis se détourna et fila à toute vitesse dans la maison ouverte. Sa mère l'appelait tandis que Mrs Fawkes la rassurait. Son fils est là-haut. Ils n'auraient qu'à faire connaissance.
Le gamin courrait dans les escaliers, le pas lourd. Sa curiosité était contagieuse et Memo posa son oreille contre la porte au moment même où son invité l'ouvrit avec une violence surprenante. Si bien qu'elle frappa le bouclé en pleine tête. Il s'en souvient. Il en avait pleuré. Et le criminel l'avait consolé avec mille cajoleries enfantines adorables. Puis il l'avait amadoué avec des bonbons.
« Tiens. Comment tu t'appelles ? T'as encore mal ? Moi c'est Noah. » Memo hocha la tête. La douleur était passée, ça passait toujours la douleur. Il frotta malhabilement ses yeux rouges et mis le bonbon rose dans sa bouche.
« Memo. » Noah l'épiait gentiment du regard -à l'époque il le dépassait d'une tête et le toisait amicalement. Il ouvrit son bonbon à lui et regarda Memo presque implorant.
« Diiis aah, ouvre la bouche. » ce que fit Memo sans hésiter. Noah attrapa le bonbon rose sur sa langue et le remplaça par le bleu qu'il avait dans la main. Le bouclé ne comprit pas tout de suite mais Noah referma sa mâchoire et tapota sur ses cheveux rebondissant en souriant, espiègle.
« Je préfère les roses. » le petit Fawkes croqua dans son bonbon et un liquide acide s'empara de ses papilles gustatives. Il fit une grimace le temps que le goût désagréable ne s'estompe. Noah avait déjà bougé d'endroit. Il fouillait voracement dans son coffre à jouet et en sortait de tout et n'importe quoi. Il attrapa d'abord une voiture. Puis un avion. Après maigre réflexion, il revint à Memo et enfonça son doigt dans une de ses boucles.
« T'es plus marrant que tous ces jouets finalement. » il attrapa son visage entre ses menottes minuscules et lui colla un bisou sur la joue, ses mèches brunes fouettant le visage de Memo. Tout l'après-midi, Noah avait joué avec Memo. Et ils remettaient ça le lendemain. Et le surlendemain. Puis même une fois les négociations terminées. Noah avait demandé à son étrange maman s'il pouvait passer plus de temps avec Memo. Il venait tous les jours.
Memo l'aimait bien, Noah. Il était fasciné par sa douceur agressive, ses yeux bleus, sa façon d'agir sur un coup de tête sans vraiment penser aux conséquences. Un jour il avait même fabriqué cette ridicule bague en bois qui gît toujours sur la table de chevet de Noah. Il lui avait enveloppé dans une feuille de chêne et enrubannée avec un morceau de scotch à motifs. Il lui avait donné en demandant
« Tu veux m'épouser ? » parce qu'il avait vu ça dans un film. Et complètement idiot face à la demande Noah s'était contenté de hurler
« OUI. » et de s'arrimer maladroitement au cou du bouclé en mêlant son rire au sien. Deux minutes après, ils étaient des explorateurs et mettaient de la boue partout dans sur le carrelage impeccable sous le regard désespéré de la femme de ménage. Depuis que Noah était là chaque jour, la maison était comme habitée par deux animaux encore trop jeunes pour s'adonner à des activités constructives -alors ils s'amusent, rient, se font mal, se relèvent et ce jusqu'à s'écrouler de fatigue sur la moquette du salon devant un dessin animé.
À 10 ans, Memo avait toujours l'impression qu'on lui volait Noah à la minute même où il se détachait de lui pour aller jouer avec d'autres enfants. Noah est sociable. Memo préfère regarder le ciel et jouer avec des legos. Ou dessiner. Le contact trop direct avec le genre humain lui donne la nausée, lui fait un peu peur. Surtout s'ils sont nombreux, bruyant et salissant. Alors il regardait de loin, le regard mélancolique et le visage fermé. Il regardait Noah tomber dans la poussière, se relever, s'épousseter les main et faire de petits bruits avec sa bouche. Il le regardait salir ses vêtements -il se faisait engueuler, mais il s'en fichait pas mal- ses mains et s'écorcher les genoux. Plus tard, il viendrait se jeter sur lui, tout plein de terre, et partagerait avec Memo la terre qu'il a sur lui -aimable. Ça faisait un peu comme s'il avait joué ensemble -en vérité, Noah s'était juste accroché à lui parce qu'il en avait marre qu'il soit loin. Memo s'en fichait et puis, si Noah lui demandait un peu gentiment, il viendrait se rouler dans la terre avec les autres et laisserait tomber ses dessins. Mais il sait que ce n'est pas sa passion première. Un jour la maîtresse a fait changer Noah de classe. Memo s'en souvient. Il s'était terré sur sa chaise, un peu moins expressif que Noah qui faisait un caprice digne de lui. Il allait se retrouver tout seul. ON LUI RETIRAIT SON AMOUR. Enfin, son meilleur ami. La maîtresse avait dit que c'était pour le bien de tout le monde. Et LUI alors. Il ne voulait pas ça, c'était mal, ça lui donnait envie de pleurer -ce qu'il a fait dans la minute. Il était un peu perdu, sans Noah. Il le guidait un peu -ou plutôt le traînait de gré ou de force dans sa direction.
D'ailleurs, quand il a eu 15 ans, une fille un peu jolie, les cils battants et une petite jupe parfaitement repassée s'est penchée vers lui et lui a demandé
« T'es gay ? » Memo a haussé les épaules. Il ne pouvait pas répondre à cette question -puis qu'est-ce que ça pouvait lui faire. Elle l'a juste attrapé par la main et emmené il ne sait plus trop où. Ça n'a pas d'importance. Memo avait cette réputation d'être dépendant, trop amorphe pour prendre ses décisions, incapables de refuser ou accepter selon son envie. Il n'avait pas envie de cette fille -c'était plutôt formel, un acte clinique et des attouchements plutôt agréables- mais lui, au moins, il n'était plus puceau et inexpérimenté. Il se souvient juste qu'elle avait proposé de vérifier s'il était gay -ce qui ne voulait rien dire mais elle agissait comme s'il était soudainement officiellement hétéro. Il s'était laissé faire, était arrivé en retard au déjeuner le midi et Noah n'avait pas l'air très content. Mais il s'en était vite remis, pour lui chiper son dessert et poser sa tête sur ses genoux pour paresser entre midi et deux.